« Jouer à la métropole »

Il suffit qu’une personne se mette en mouvement pour qu’elle trace une ligne. T. Ingold, Une brève histoire des Lignes, éd. Zones Sensibles
« Il semblerait qu’au fil de nos explorations, un outil voit le jour. Il s’agit d’un dispositif de pratique que nous appelons « l’espace de vie » ou, le « jeu de plateau » ou, « jouer à la métropole ». Nous y mettons en jeu une expérience du dehors, un sujet, une lecture ou une question. Il tente de rassembler nos activités grâce à une série d’ateliers que nous traversons la plupart du temps ensemble. Il est installé dans une grande salle, à l’image d’une métropole. Nous le pratiquons pendant des temps relativement long en passant d’une activité à l’autre sans souci de construction ni de cohérence. Voici les différents éléments qui le composent :
– espace « triturer une question »
– espace de questions
– espace croquis cartographique
– espace de corps les yeux fermés
– espace de lecture
– espace de pause
– espace « Chère Métropole »
– espace conversation radio
– espace méli-mélo
mais aussi,
– joker « je fais ce que je veux »
– joker « témoin »
– joker « focus »
– joker « scribe volant »,
nous allons peut-être y ajouter : un espace de dance floor, un espace ou moment de marche, un espace de couture (ou à allier avec la radio).
Aussi, et souvent, nous faisons des entretiens après une expérience.
L’un-e d’entre nous pose des questions, l’interrogé-e est au plateau prend les questions comme stimuli et est présent-e à lui, à nous, parfois en parlant, en bougeant, en traçant, en répondant ou rien de tout cela. Le ou la troisième est scribe de ce moment en retranscrivant le discours de l’interrogé-e à travers ses mouvements, ses mots, ses traces…
Voici quelques archives ci-dessous :
Mathias interroge Anne Laure, Laure restranscrit.
Elle dit qu’au préalable, rien n’est figé. Elle nous parle de sa fatigue face à la glaciation des espaces. Elle prend celui-ci d’espace, en exemple. Elle surligne précisément dans sa vie tout ce qui a à voir l’articulation, et son corollaire le pivot. Elle parle plus haut là. Elle ouvre la voix au maximum de ce que sa trachée peut. Pour attirer avec puissance les limites de cet endroit. Subitement, elle pointe des petites questions qui la hantent, « En sont mes points » dit-elle ? Elle hésite sur ces points, elle dit que ce n’est pas si clair, que c’est une bonne question, elle cherche la résonance. Elle dit que c’est un cheminement, qu’on n’arrive pas comme ça aux points ; Que c’est plutôt des départs, des points d’ancrages, à partir desquels elle fixe des fils, des points situés géographiquement mais affectivement surtout, qui la motivent. Elle dit qu’elle se réancre régulièrement à ses points d’ancrage affectifs, essentiellement, qui se situent dans ces côtes flottantes. Elle dit que c’est loin d’être flou, que c’est sans obligation de résultat. Elle dit « à l’envie ». Elle dit « selon », elle revendique qu’il n’y a pas à avoir une pression particulière. Elle pointe la persistance ou son contraire, le confetti. « Voilà », elle ponctue.
Là elle harmonise. Elle nous dit à l’oreille qu’elle s’est approché d’un centre plus personnel. Elle questionne le moment où elle sent qu’elle quitte sa ligne et qu’elle est en train d’en prendre une nouvelle ; Elle avoue que c’est sa ligne qui la quitte. Même si elle a l’honnêteté de dire qu’au fond, elle en a plusieurs, en vrai. Du coup c’est possible qu’elle quitte aussi, finalement. Il lui faut préciser que certaines lignes sont devenues des planchers sur lesquels elle marche stablement. Elle se demande quelles lignes sont devenues quoi. Des lieux. Des surfaces. Elle a une pensée émue de ce qu’elles sont devenues. Elle en imagine des larges, des souterraines. Puis elle s’interroge, interdite, arrêtée dans son raisonnement, parce qu’elle dit ne pas savoir quel dernier nœud elle a fait. Elle se met à chanter, elle fredonne un court moment, puis retrouve la parole de sa chanson. C’est quoi le dernier nœud de neige que j’ai marché ?
Laure interroge Anne Laure, Mathias retranscrit.
Je sais pas.
Je sais plus.
À un moment j’ai su.
J’avance sur la questions
J’oscille.
Je suis mitigée, mon cœur balance.
C’est une question qui m’agite gentiment.
En fait c’est une question lyrique, sur laquelle je surfe depuis que j’existe. Non. Plus que ça. C’est LA question qui me fait bouger, me met en mouvement, me permet d’être en relation, d’être affectée. C’est ce qui me permet d’EN être tout simplement mais c’est aussi tellement stimulant. Ça me fatigue parfois. Je ne parviens pas à en faire le tour, y a un côté envoûtant dans cette question. Je ne peux pas m’y retrouver. Ça me demande de dire ADIEU à certaines choses, mettre un casque, endosser mon costume de MANGA asiatique et aller à la cantine 5 ou 6 fois par jour, faire des pauses au karaoké avec toujours la même chanson. Il n’en faut qu’une seule sinon je retrouve la spirale et ça peut m’entraver la respiration.
Non là je préfère travailler pour la télé, faire des bandes-son ou des doublages, y a besoin de gens simples comme moi. Comment ? Comment ? Comment !! COME ON
Est-ce que vous savez vraiment ce que vous dîtes quand vous dîtes COMMENT ? Allez, quoi, dîtes-le avec moi, vous allez voir l’effet que ça fait. COMMENT………… c’est un mot puissant COMM-MIIIIIiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
Vous pouvez sentir la force. Ma force. Vous sentez maintenant la force des choses. C’est simple. LA PUTRÉFACTION DES OS DANS L’ANTIQUITÉ ANCIENNE ÉTAIT AVANT TOUT ASSOCIÉE À UNE MÉTAMORPHOSE EN NÉCESSAIRE CONTINUITÉ AVEC L’ASPECT VIVANT DE L’ÊTRE AUQUEL ILS AVAIENT APPARTENU COMME UN SEUL CONTINUUM. LE GRAND CONTINUUM. LE GRANDIOSE ET SIDÉRANT CONTINUUM devant lequel je m’agenouille et que je détache en fragments. Ce n’est qu’une grande structure vivante qu’on peut aisément découper en 7 ou 8 parties. Chacune de ces parties est autonome et elle se complète grâce à une petite lamelle dentelée qu’on met généralement autour du sexe chez les Orochons avant de parler, de comprendre ou d’étudier le grand continuum. C’est un costume qui est long mais important à revêtir. Chacune de ces lamelles nous met en relation avec une partie du grand continuum et nous offre une perspective, un point de vue, un masque. Je peux alors profiter de tous mes MOI. COMMENT ? Je les mets dans MOI. COMMENT ? Avec ma bouche, je les avale, je les incorpore et j’en ai plein de nouveau dans le ventre avec lesquels je me blottis dans le grand continuum.
Mathias interroge Laure, Anne Laure retranscrit.
Elle dit que ses pieds lui ressemblent. Son être est une page blanche de paper board. Elle peut en sortir quand elle veut.
Elle dit qu’elle est plus grand qu’il n’y paraît. Elle sait s’étendre… et se reposer aussi. Elle dit que les mots sont dans son dos.
Elle dit « le corollaire pénible à tout ça, c’est… la façon de prendre soin qui va prendre une place inouïe, passer son temps à faire et à défaire. C’est pour ça que j’aime bien ne pas être responsable d’un lieu. Ça me lâche. »
Elle pense par le souffle. Elle dit :
« Habiter un espace hors de chez soi »
Il dit « C’est par où que tu traces ? »
Elle dit que chacune de ses articulations peut s’en charger.
Il dit « est-ce qu’il y a plusieurs couleurs ? »
Elle dit qu’elle peut se porte elle-même et ses pensées aussi. Elle dit que tout est ligne. Elle dit qu’une bonne mise en place peut toujours faire l’affaire. Elle se donne la parole… à elle-même.
Sans aucun doute, elle écoute sa propre page blanche de paper board.
Elle murmure VERS un lointain.
Elle dit qu’elle aime ses propres plis.
Elle parle de promenade imposée, d’un mouvement imposé, d’un enchaînement imposé, d’une compétition de gymnastique. Elle dit que chaque pas de pensée doit prendre son temps pour lui.
Elle dit
« envoyer promener
se promener
être promenée
promener » et l’écrit sur une pancarte pour la prochaine manifestation.
Il dit « comment passes-tu du point à la ligne ou de la ligne au point ? »
Elle dit que SOUFFLER = PENSER.
Elle dit qu’elle peut aussi faire des défilés de mode, à différentes cadences. Elle dit qu’elle respire par intermittence. Elle dit qu’elle pourrait faire ça toute sa vie. Elle prend son temps pour rentrer dans chaque ligne avec tendresse. Elle est attentive à aimer tout le mobilier, même le plus retord. Une douceur pour chacun.
Virginie interroge Mathias, Anne Laure restranscrit.
Il dit que cette dalle de béton le sépare de la terre, il dit que ses mains ne peuvent rester aussi propre quand il gratte la terre. Il dit que ses mains sont pleines et rondes et douces et enveloppantes et qu’elles font apparaître des formes. Des formes de tailles différentes et d’origines différentes. Il peut même jouer à la pétanque avec. Mais ça le fatigue la pétanque. Les vraies boules de la vraie vie sont trop lourdes ça lui tire les bras jusqu’en bas du sol et ça entraîne son dos et ses épaules et ça lui rallonge les mains jusqu’à les perdre mais il s’en fout parce que franchement il faut bien s’y faire à tout, alors quoi il y en aura d’autres et puis voilà. De toute façon ça claque sur son pantalon quand il frappe dessus, qu’il soit nu ou pas.
« Qui t’a parlé ? »
– euh – euh – je crois que j’ai… écouté plus de gens que des gens ne m’ont parlé. Est-ce que l’un ne va pas sans l’autre ?… m’a vaguement parlé… avec un bonnet noir et les dents du bonheur des années 80 m’a parlé la chapka et sa femme noire en chaînes briquées m’a parlé. Le chauffeur du bus m’a parlé marocaine blonde. Le salon de thé m’a parlé, airbus and co m’a parlé. Une militante du PC m’a parlé. Un jeune homme de la CGT m’a parlé. Un jeune homme avec une parka percée bleue m’a parlé. Un couple avec deux enfants dont la boulangère m’a parlé. L’origine indienne de la sécurité m’a parlé. Un couple d’hommes dehors m’ont parlé depuis 50 voir 35.
La Compagnie Jeanne Simone était aux micros de Radio Campus à l’occasion de leur 6è session de création à l’Usine du 4 au 8 février 2019